Voici le Discours de Philippe Foussier, Grand Maître du Grand Orient de France (GODF) prononcé lors du traditionnel rasssemblement du 1er mai au Cimetière du Père Lachaise
(2018)
"Madame la Maire, Dignitaires des Obédiences maçonniques, Chers frères et sœurs, chers amis, Mais tous Citoyens égaux en droits et devoirs,
Dans un monde en proie au chaos intellectuel et moral, dans un monde confronté à la résurgence des idéologies de la haine et défié par des fanatismes religieux qui tuent au nom de leur « vérité », dans ce monde, la réflexion et l’intervention des francs-maçons sont plus que jamais nécessaires. Si, depuis l’instauration de la République et les grandes conquêtes laïques, démocratiques et sociales qui lui sont dues, la franc-maçonnerie a pu parfois donner le sentiment d’un relatif assoupissement, alors l’heure a sonné de son réveil et le temps est venu de la reprise de ses combats. C’est l’humanisme universaliste hérité du siècle des Lumières qui est en péril. Il est menacé par la combinaison convergente d’idéologies qui s’emploient à revenir à une société d’ordres où l’individu verrait son destin déterminé à raison de sa naissance ou de ses origines.
Les francs-maçons sont des humanistes. Il y a parmi eux des croyants et des non-croyants. Mais tous se retrouvent autour d’une idée force : c’est aux Hommes qu’il revient de déterminer leur destin individuel et collectif. Le croyant, dans sa démarche individuelle, peut bien s’en remettre à une vérité « révélée », mais celle-ci ne saurait s’imposer à l’ensemble du corps social. La séparation du spirituel et du temporel est la pierre de touche de notre humanisme. Cette liberté précieuse a été chèrement conquise. Elle est aujourd’hui à nouveau contestée. Si nous ne voulons pas, demain, en être privés, il est urgent d’en réaffirmer le principe.
Nous n’avons plus droit à l’illusion ou à l’angélisme. Il nous faut désormais reprendre les combats, comme l’ont fait avant nous des francs-maçons célèbres, comme Louis Blanc, Félix Pyat, Louise Koppe ou Gustave Lefrançais que nous honorons aujourd’hui. Nombreux sont ces frères et sœurs qui ont payé de leur vie leur engagement pour défendre notre liberté de conscience et même notre liberté tout court. A leur exemple, il nous faut, à notre tour, mener la guerre des idées face à ceux qui veulent anéantir l’humanisme. Pour la liberté contre l’aliénation et l’oppression, pour l’égalité contre les postulats différentialistes, pour la fraternité contre l’intolérance et le fanatisme, contre le racisme et l’antisémitisme, contre la xénophobie et ces nouvelles formes de ségrégation raciale qui pullulent désormais au sein de l’université française et dans certains syndicats à grand renfort de réunions « racisées ».
C’est le message que, chaque année depuis 1996 et le 125e anniversaire de la Commune de Paris, les francs-maçons viennent rappeler en se souvenant de ces quelque 30 000 morts tombés sous les balles des Versaillais. C’est leur mémoire qu’ils viennent honorer, à ces Fédérés qui ont payé de leur vie la défense de leurs idéaux émancipateurs.
J’évoquais la confusion entre spirituel et temporel et j’en appelle à celui qui est chargé de garantir le caractère indivisible, laïque, démocratique et social de notre République.
Monsieur le Président de la République, le « lien » entre l’église et l’Etat est précisément défini par la loi du 9 décembre 1905. Ferdinand Buisson, Aristide Briand, Jean Jaurès et quelques autres en ont indiqué la nature. Ils voulaient d’abord rompre avec le concordat imposé par Napoléon 1er. Si ce lien devait être « réparé » comme vous l’avanciez devant la Conférence des évêques de France le 9 avril dernier, le risque est grand que cette loi soit remise en question. Ce n’est pas sans raison que le Grand Orient de France, avec d’autres Obédiences maçonniques et associations rassemblées au sein du Collectif laïque national (CLN), souligne depuis des années la nécessité de défendre la loi du 9 décembre 1905. Beaucoup trop de nos responsables publics, au plan national comme local, sont en effet les promoteurs d’une autre vision des rapports avec les cultes. L’électoralisme et le clientélisme ne font pas bon ménage avec les principes républicains. La tentation concordataire est grande, qui consisterait à étendre le système en vigueur en Alsace-Moselle, héritier du Concordat napoléonien.
A ce stade, nous l’avons dit, c’est l’esprit de la loi de 1905 qui est bousculé par le contenu de votre discours. Mais il doit nous placer en alerte pour éviter que ce soit la lettre qui soit désormais dans l’agenda politique. La vigilance s’impose, que nous allons exercer, avec d’autres. Je me permettrais une modeste recommandation : il ne faut pas sous-estimer l’attachement de nos concitoyens à la laïcité, bien au-delà des Obédiences maçonniques. Y compris chez les croyants et pratiquants ! Ils savent combien cette laïcité est la clef de voûte de nos institutions et la garante de la liberté absolue de conscience comme de l’harmonie sociale. Comme au temps du concordat napoléonien, la confusion entre le temporel et le spirituel devient une règle, sa séparation l’exception. Monsieur le Président, cette neutralité qu’on exige des fonctionnaires, il faut qu’elle retrouve du sens au plus haut niveau de l’Etat. Comment peut-on sans risque pour la paix civile inviter des courants religieux à se transformer en force politique ? La leçon de 2013 avec les affrontements lors du débat sur le Mariage pour tous n’a-t-elle donc pas servi ? La société française est assez fragmentée pour ne pas en rajouter en encourageant l’intervention de ceux qui assènent des positions péremptoires et dogmatiques sur tant de sujets. L’exemple de l’église catholique mobilisée contre la République à la fin du 19e siècle ou de l’islam politique aujourd’hui ne constituent-ils pas au contraire des démonstrations des risques d’un tel encouragement ? La cohésion nationale, déjà fragile, n’a pas besoin de ça.
Monsieur le Président, le 22 septembre 2017, vous disiez aux responsables protestants réunis pour le 500eanniversaire de la Réforme : « Pour les 5 ans à venir, ne cédez rien ! » et vous leur assuriez en évoquant la révision des lois bioéthiques : « La manière que j’aurai d’aborder ces débats ne sera en rien de dire que le politique a une prééminence sur vous ». Nous pensions -peut être naïvement- qu’au-dessus des lois divines, il y avait les lois de la République. Vous ajoutiez : « La laïcité n’est pas la négation des religions, c’est la capacité de les faire coexister dans un dialogue permanent ».
Monsieur le Président, début novembre, nous apprenions que vous aviez adressé un courrier à Rome pour annoncer votre intention de récupérer votre titre de chanoine de la basilique de St-Jean de Latran. Vous auriez pu mettre vos pas dans ceux de François Mitterrand, qui pendant ses 14 années de mandat n’a pas souhaité exercer ces fonctions bien éloignées du temporel et que personne n’aurait soupçonné d’anticléricalisme. Vous préférez donc imiter Nicolas Sarkozy. Peut-être nous dispenserez-vous sur place d’un discours comme le fit celui-ci et resté dans les mémoires ?
Monsieur le Président, vous receviez l’ensemble des représentants des cultes le 21 décembre à l’Elysée. On vous prête l’usage de la formule : « radicalisation de la laïcité ». Nous ne pouvons pas croire, car vous savez le poids des mots, car vous savez le nombre des morts, car vous savez quelle radicalisation tue et opprime, que ce terme sorte de votre bouche. Comme ministre, comme collaborateur de votre prédécesseur, vous avez sans doute eu à connaitre de près la douleur de ces centaines de familles décimées, meurtries, détruites, vous avez-vous-même récemment rendu hommage à un soldat de la République assassiné par ce fanatisme. Nous ne pouvons pas imaginer une seule seconde que vous mélangiez à ce point le vocabulaire, que vous vous prêtiez à un tel niveau de confusion. Le 4 janvier dernier, recevant une nouvelle fois les représentants des cultes pour leur souhaiter une bonne année, vous disiez : « Se rencontrer pour ces vœux, c’est aussi tenir compte du rapport de nos concitoyens avec leur religion, de leur expression dans l’espace public ».
Monsieur le Président, depuis votre accession à la magistrature suprême, les médias ont assuré que vous alliez prononcer un discours -un grand discours même- sur la laïcité. En lieu et place d’un tel hypothétique discours, nous avons eu une série ininterrompue -il y en eut d’autres, devant le culte musulman ou juif notamment- une série donc de formules flatteuses à l’endroit des cultes, de mise en exergue du rôle des croyants et des pratiquants.
Nous vivons une période de désécularisation foudroyante qui voit les questions religieuses envahir toutes les sphères de la vie sociale. Nous aurions au contraire besoin que la puissance publique contienne ces revendications religieuses et la pression qui s’exercent sur les croyants, mais aussi sur les non-croyants. Avec l’accumulation de tels discours, oui, les non-croyants et les agnostiques pourraient à bon droit se sentir désormais des citoyens de seconde zone.
Monsieur le Président, soyons très clairs pour être sûrs d’être bien compris, les francs-maçons ne demandent rien pour eux-mêmes. Ils ne viennent pas ici quémander le discours qui, leur étant adressé, serait supposé les flatter, voire les assoupir. Ils ne veulent pas être sur la photo avec les cardinaux, les rabbins, les pasteurs, les imams et les bonzes.
On pourra objecter que vos très nombreux discours devant les représentants des cultes prononcés depuis un an sont plus complexes que les extraits cités ici et que d’autres phrases viennent contrebalancer ou nuancer telle ou telle formule. Et on aura raison. On dira sans doute : le Grand Orient de France n’a retenu que les formules plus discutables, les plus polémiques, les plus ambigües. Et on aura aussi raison. Mais nous avons tout lu, intégralement. Et en un an, vous nous présentez déjà un bilan très conséquent dans ce domaine, beaucoup plus dense qu’aucun de vos prédécesseurs à la magistrature suprême ! Le Grand Orient de France existe depuis plus de deux siècles et demi. Il est né sous la monarchie absolue de droit divin, il a vu s’instaurer cinq Républiques, quelques restaurations ou régimes impériaux. Ses membres ont été persécutés par l’Etat français de Philippe Pétain. Il n’a pas besoin pour durer encore au moins deux siècles et demi, qu’on lui prodigue des encouragements, qu’on vienne le câliner ou l’amadouer. Il ne demande rien pour lui-même. Il demande en revanche que, dans notre République, les questions religieuses n’envahissent pas la vie sociale et civique. Il demande que les non croyants soient considérés avec autant d’égards que les croyants. Il demande que la loi de la République ne soit pas mise en concurrence avec la loi de Dieu. Il demande surtout qu’on s’adresse enfin à des citoyens indépendamment de leurs convictions personnelles.
Notre société a besoin de rassemblement, d’apaisement, d’unité. Ces discours accumulés alimentent la fragmentation de notre société, son atomisation. Ils suscitent les surenchères, ils instaurent un climat de rivalité entre des parties de la société qu’on incite ainsi à se considérer comme des communautés, en opposition frontale avec la citoyenneté républicaine. Pour rassembler la Nation, il faut d’abord cesser de saucissonner la société en tranches et surtout de mettre en exergue les croyances, de surcroît dans un pays où la majorité de nos concitoyens sont non croyants. Oui, comme disait la ministre Marlène Schiappa lors de sa venue au Grand Orient de France en décembre 2017, « la laïcité, ce n’est pas l’œcuménisme. Ce n’est pas un gâteau que l’on partage entre les différentes religions, en distribuant un morceau aux non-croyants (…). C’est la laïcité qui permet d’éviter la communautarisation de la société. C’est elle qui fait que nous sommes une nation unique, un peuple unique, et pas un millefeuille, les « Village People » ou une addition de communautés ».
Monsieur le Président, votre mandat vous laisse devant vous quatre ans pour vous adresser aux citoyens de notre pays, pour les rassembler et non les séparer, pour garantir la paix civile et la concorde, pour endiguer et non accompagner la communautarisation de la société, pour faire prévaloir l’intérêt général sur les intérêts particuliers. Nous ne demandons rien de plus.
Vive la République indivisible, laïque, démocratique et sociale.
Philippe Foussier Grand Maître du Grand Orient de France